Marie Madeleine avait été une pécheresse dans la ville. Mais en aimant la Vérité, elle lava par ses larmes la souillure de ses fautes. Ainsi s'accomplit la parole de la Vérité : "Ses nombreux péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé." (Lc 7,47). Car elle que le péché avait d'abord maintenue dans la froideur, l'amour la fit ensuite brûler ardemment.
Arrivée au tombeau et n'y ayant pas trouvé le corps du Seigneur, elle crut qu'on l'avait enlevé, et elle l'annonça aux disciples. Ceux-ci vinrent, constatèrent et crurent qu'il en était bien comme cette femme le leur avait dit. Le texte note alors à leur sujet : "Les disciples s'en retournèrent donc chez eux." (Jn 20,10). Puis il ajoute : "Marie, elle, se tenait près du tombeau, au-dehors, et pleurait." Voilà qui doit nous faire mesurer la force de l'amour qui embrasait l'âme de cette femme. Les disciples s'éloignaient, mais elle, elle ne s'éloignait pas du tombeau du Seigneur. Elle cherchait celui qu'elle n'avait pas trouvé; elle pleurait en le cherchant, et enflammée par le feu de son amour, elle brûlait du désir de celui qu'elle croyait enlevé.
Ainsi arriva-t-il qu'elle fut alors seule à le voir, elle qui était restée pour le chercher. Car c'est bien la persévérance qui donne son efficacité à la bonne Ïuvre. La vérité ne l'affirme-t-elle pas : "Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé." (Mt 10,22). D'ailleurs, selon les préceptes de la Loi, la queue de la victime devait être offerte en sacrifice, parce que la queue est à l'extrémité du corps. Or celui-là fait une bonne offrande qui conduit le sacrifice d'une bonne Ïuvre à son achèvement normal. Dans le même sens, on raconte que Joseph était seul parmi ses frères à avoir une robe descendant jusqu'aux talons. Et une robe descendant jusqu'aux talons représente la bonne Ïuvre menée à son terme.
2. Marie, tout en pleurant, se pencha et regarda dans le tombeau. Assurément, elle avait déjà vu que le tombeau était vide; elle avait déjà annoncé l'enlèvement du Seigneur. Pourquoi donc se penche-t-elle encore ? Pourquoi désire-t-elle voir à nouveau ? Mais c'est que pour celui qui aime, regarder une fois ne suffit pas, car la force de l'amour augmente la volonté de chercher. Elle a cherché d'abord sans rien trouver; mais parce qu'elle a persévéré dans sa recherche, elle a fini par trouver. Que s'est-il passé ? Ses désirs se sont accrus de n'être pas rassasiés, et en s'accroissant, ils ont étreint ce qu'ils avaient trouvé. On retrouve là ce que dit l'Église au sujet de l'Époux dans le Cantique des Cantiques : "Au lit, pendant la nuit, j'ai cherché celui qu'aime mon âme. Je l'ai cherché, et je ne l'ai pas trouvé. Je me lèverai et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cÏur aime."
(Can 3,1-2). Et comme elle ne trouve pas celui qu'elle cherche, elle répète : "Je l'ai cherché, et je ne l'ai pas trouvé." Mais quand on ne se lasse pas de chercher, on ne tarde pas à trouver; c'est pourquoi elle ajoute : "Les gardes m'ont rencontrée, ceux qui veillent sur la ville : ÐAvez-vous vu celui qu'aime mon âme ?ð A peine les avais-je dépassés que j'ai trouvé celui qu'aime mon âme." (Can 3,3-4). Nous cherchons le Bien-Aimé au lit lorsque dans les brefs moments de repos de la vie présente, nous désirons avec ardeur notre Rédempteur. C'est dans la nuit que nous le cherchons, parce que même si notre âme veille en lui, nos yeux n'y voient encore rien. Mais si quelqu'un n'a pas trouvé son Bien-Aimé, il ne lui reste qu'à se lever et à parcourir la ville, c'est-à-dire à passer en revue dans son âme la sainte Église des élus. Qu'il le cherche par les rues et par les places, c'est-à-dire qu'il examine ceux qui s'avancent par la voie étroite ou par la voie large, afin de s'efforcer de découvrir en eux des traces du Bien-Aimé, car il y a des actes de vertu à imiter même chez certains séculiers.
Tandis que nous cherchons, les gardes qui veillent sur la ville nous rencontrent, en ce sens que les saints Pères, qui veillent sur l'Église, subviennent à nos bons désirs de savoir et nous enseignent par leurs paroles et leurs écrits. A peine les avons-nous dépassés que nous trouvons celui que nous aimons, puisque même si notre Rédempteur fut par humilité un homme parmi les hommes, il demeure cependant, par sa divinité, au-dessus des hommes. Lorsque nous avons dépassé les gardes, nous trouvons donc le Bien-Aimé, parce qu'en voyant que les prophètes et les apôtres lui sont inférieurs, nous en venons à le considérer comme au-dessus des hommes, lui qui est Dieu par nature.
Dieu commence par se faire chercher sans se laisser trouver, afin qu'on le retienne plus étroitement quand on l'a trouvé. En effet, ainsi que nous l'avons dit, les saints désirs s'accroissent de n'être pas rassasiés tout de suite. Si, au contraire, ils s'affaiblissent de n'être pas rassasiés tout de suite, c'est qu'ils n'étaient pas de vrais désirs. Quiconque a pu toucher la Vérité s'est embrasé de cet amour. C'est pourquoi David s'écrie : "Mon âme a soif du Dieu vivant. Quand viendrai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?" (Ps 42,3). Et il nous adresse ce rappel pressant : "Cherchez sa face constamment." (Ps 105,4). Le prophète affirme de même : "Mon âme vous a désiré pendant la nuit, et mon esprit veillera pour vous dès le matin, au plus intime de moi." (Is 26,9). L'Eglise déclare également dans le Cantique des Cantiques : "Moi, je suis blessée d'amour." (Can 5, 8). Il est juste que l'Église soit guérie à la vue du Médecin, elle qui le désire avec une telle ardeur qu'elle porte en son cÏur une blessure d'amour. Aussi dit-elle encore : "Mon âme s'est fondue lorsque mon Bien-Aimé a parlé." (Can 5,6)
L'âme de celui qui ne cherche pas la face de son Créateur reste froide en elle-même et s'endurcit de mauvaise manière. Mais qu'elle commence à brûler du désir de suivre celui qu'elle aime, et la voilà qui court, toute fondue par ce feu de l'amour. Tourmentée par le désir, elle en vient à ne plus attacher de valeur à tout ce qui lui plaisait dans le monde; elle n'aime plus rien en dehors de son Créateur, et ce qui auparavant la charmait lui devient dès lors terriblement insupportable. Rien ne console sa tristesse tant qu'elle ne voit pas l'objet de ses désirs. Elle s'afflige; la lumière elle-même lui est en dégoût. Par un tel feu, la rouille de ses péchés est décapée : comme l'or dont l'éclat s'est terni à l'usage, l'âme embrasée retrouve son brillant par cette chaleur brûlante.
3. Cette femme qui aime, qui se penche à nouveau dans le tombeau qu'elle avait déjà examiné, voyons à quel fruit aboutit la force de l'amour qui la pousse à recommencer sa recherche : "Elle vit deux anges vêtus de blanc, assis l'un à la tête, l'autre aux pieds de l'endroit où l'on avait déposé le corps de Jésus." Pourquoi, en ce lieu qu'avait occupé le corps du Seigneur, ces deux anges apparaissent-ils assis l'un à la tête et l'autre aux pieds, sinon parce que le mot [grec] "ange" signifie en latin "celui qui annonce" ? Or, à l'issue de sa Passion, il fallait annoncer celui qui est à la fois Dieu avant les siècles et homme à la fin des siècles. Un ange est pour ainsi dire assis à la tête, quand l'apôtre Jean proclame : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu." (Jn 1,1). Et un ange est pour ainsi dire assis aux pieds, lorsque Jean affirme : "Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous." (Jn 1,14)
En ces deux anges, nous pouvons encore reconnaître les deux Testaments : l'un qui précède, l'autre qui suit. Ces anges sont en effet reliés l'un à l'autre par la place qu'avait occupée le corps du Seigneur : puisque les deux Testaments s'accordent pour annoncer un Seigneur incarné, mort et ressuscité, c'est comme si l'Ancien Testament s'asseyait à la tête, et le Nouveau aux pieds. C'est pourquoi les deux chérubins qui couvrent [de leurs ailes] le propitiatoire se regardent l'un l'autre, le visage tourné vers lui (cf. Ex 25, 0). Chérubin signifie "plénitude de la connaissance". Que peuvent donc symboliser les deux chérubins, sinon les deux Testaments ? Quant au propitiatoire, il figure le Seigneur incarné, de qui Jean déclare : "C'est lui qui est victime de propitiation pour nos péchés." (1 Jn 2,2). L'Ancien Testament annonce ce qui doit être accompli par le Seigneur, et le Nouveau le proclame, une fois accompli. Ils sont donc comme les deux chérubins : ils se regardent l'un l'autre en tournant leur visage vers le propitiatoire. Car du fait qu'ils voient le Seigneur incarné placé entre eux, leurs regards sont en harmonie, puisqu'ils concordent dans tout ce qu'ils rapportent du mystère de son plan de salut.
4. Les anges interrogent Marie : "Femme, pourquoi pleures-tu ?" Elle leur répond : "Parce qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l'a mis." La Sainte Écriture, qui fait couler en nous des larmes d'amour, les adoucit pourtant, quand elle nous promet que nous verrons notre Rédempteur.
A propos de ce récit, remarquons que la femme ne répond pas : "On a enlevé le corps de mon Seigneur", mais : "On a enlevé mon Seigneur." La Sainte Écriture exprime parfois le tout par la partie, ou la partie par le tout. Par exemple, une partie signifie le tout lorsqu'il est écrit au sujet des fils de Jacob : "Jacob descendit en Égypte avec soixante-dix âmes." (Gn 46,27). Car ces âmes ne descendirent pas en Égypte sans leur corps ! Mais par l'âme seule, on désigne l'homme tout entier, une partie exprimant le tout. Inversement, seul le corps du Seigneur gisait dans le tombeau, et cependant, Marie ne cherchait pas le corps du Seigneur, mais le Seigneur qui avait été enlevé, le tout désignant la partie.
"Ayant dit cela, elle se retourna et vit Jésus debout, mais elle ne savait pas que c'était Jésus." Notons-le, Marie, qui doutait encore de la Résurrection du Seigneur, eut à se retourner pour voir Jésus. C'est que son doute lui avait, pour ainsi dire, fait tourner le dos au Seigneur : elle ne croyait pas du tout qu'il fût ressuscité. Mais parce qu'elle aimait et doutait en même temps, elle le voyait sans le reconnaître; l'amour le lui montrait, le doute le lui cachait. Son ignorance est encore exprimée dans ce qui suit : "Elle ne savait pas que c'était Jésus. Jésus lui dit : ÐFemme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?ð" Cette question sur la cause de sa douleur vise à augmenter son désir, afin qu'en nommant celui qu'elle cherche, son amour s'embrase avec plus d'ardeur. "Elle, croyant que c'était le jardinier, lui dit : ÐSeigneur, si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et je le prendrai.ð" Il se pourrait bien que cette femme, tout en se trompant, puisqu'elle prenait Jésus pour le jardinier, ne se soit pas [vraiment] trompée. N'était-il pas pour elle un jardinier de l'âme ? N'est-ce pas lui qui semait au cÏur de Marie la semence de son amour, pour y faire pousser de verdoyantes vertus ?
5. Pourquoi donc, en voyant celui qu'elle prenait pour le jardinier, lui dit-elle sans avoir encore précisé qui elle cherchait : "Seigneur, si c'est toi qui l'as emportéÉ" Elle parle de lui sans l'avoir nommé, comme si elle avait déjà désigné celui dont le désir provoquait ses larmes. Mais n'est-ce pas dans l'âme l'effet habituel d'un violent amour, que de se persuader que personne n'ignore celui auquel on pense sans cesse ? C'est avec raison que cette femme, qui ne dit pas qui elle cherche, dit cependant : "Si c'est toi qui l'as emportéÉ", car elle ne peut supposer inconnu d'autrui celui qu'un désir continuel lui fait pleurer.
"Jésus lui dit : ÐMarie !ð" Il l'appelait tout à l'heure d'un nom commun à tout son sexe, et elle ne le reconnaissait pas; maintenant, il l'appelle par son nom. C'est comme s'il lui disait clairement : "Reconnais donc celui qui te reconnaît." Il fut déclaré à un homme parfait lui aussi : "Je t'ai connu par ton nom." (Ex 33,12). Homme est notre nom commun à tous, Moïse est un nom propre, et le Seigneur lui affirme à juste titre qu'il le connaît par son nom, comme pour lui dire clairement : "Je te connais, non pas d'une manière globale comme tous les autres, mais d'une façon toute particulière." Et parce qu'elle s'entend ainsi appelée par son nom, Marie reconnaît son Créateur et l'appelle aussitôt "Rabboni", c'est-à-dire : "Maître" : il était à la fois celui qu'elle cherchait au-dehors, et celui qui au-dedans lui apprenait à chercher.
L'évangéliste n'ajoute pas ce que fit la femme, mais on le devine à ce qu'elle entendit Jésus lui dire : "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père." Ces paroles montrent que Marie voulut embrasser les pieds de celui qu'elle avait reconnu. Mais le Maître lui dit : "Ne me touche pas." Ce n'est pas que le Seigneur refuse d'être touché par des femmes après sa Résurrection, puisqu'il est écrit des deux femmes venues à son tombeau : "Elles s'approchèrent et tinrent ses pieds embrassés." (Mt 28,9)
6. Mais la raison pour laquelle il ne doit pas être touché est indiquée dans ce qui suit : "Je ne suis pas encore remonté vers mon Père." En notre cÏur, en effet, Jésus remonte vers son Père lorsque nous le croyons égal au Père. Car dans le cÏur de ceux qui ne le croient pas égal au Père, le Seigneur n'est pas encore remonté vers son Père. C'est donc celui qui croit le Fils co-éternel au Père, qui touche véritablement Jésus. Ainsi Jésus était-il déjà remonté vers le Père dans le cÏur de Paul, quand cet apôtre déclarait : "Celui qui était de condition divine n'a pas considéré comme une usurpation d'être l'égal de Dieu." (Ph 2,6). Jean, lui aussi, a touché notre Rédempteur des mains de la foi, puisqu'il affirmait : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout a été fait par lui." (Jn 1,1-3). Il touche donc le Seigneur, celui qui le croit égal au Père par l'éternité de sa substance.
Mais d'aucuns se posent peut-être cette question sans l'exprimer : "Comment le Fils peut-il être égal au Père ?" L'humaine nature s'étonne, en pareille matière, de ne pouvoir comprendre; il lui reste la possibilité de reconnaître, à partir d'autres sujets d'étonnement, que ce mystère est crédible. Car elle possède ce qu'il lui faut pour découvrir rapidement une réponse à cette question. Il est en effet certain que le Fils a créé sa mère, et c'est pourtant dans son sein virginal qu'il a été créé en son humanité. Pourquoi donc s'étonner qu'il soit égal à son Père, celui qui a précédé sa mère ? Nous avons également appris, par le témoignage de Paul, que "le Christ est Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu" (1 Co 1,24). Ainsi, penser que le Fils est inférieur au Père, c'est faire un tort tout particulier au Père, en proclamant que sa sagesse ne lui est pas égale. Quel homme puissant supporterait sans broncher qu'on vienne lui dire : "Tu es grand, certes, mais cependant, ta sagesse est plus petite que toi." Le Seigneur lui-même déclare : "Le Père et moi, nous sommes un." (Jn 10,30). Il affirme par ailleurs : "Le Père est plus grand que moi" (Jn 14,28), et il est aussi écrit de lui : "Il était soumis" à ses parents (Lc 2,51). Comment donc s'étonner que le Fils se considère comme inférieur à son Père du Ciel en vertu de son humanité, lui qui, par elle, était déjà soumis à ses parents sur terre ?
C'est selon cette humanité qu'il parle maintenant à Marie : "Va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." Puisqu'il dit "mon" puis "votre", pourquoi ne pas fusionner les deux en disant "notre" ? C'est qu'une telle distinction montre la différence de relation qui existe entre lui et nous vis-à-vis de cet unique Père et Dieu. "Je monte vers mon Père", qui l'est par nature, "et votre Père", qui l'est par la grâce. "Vers mon Dieu", parce que je suis descendu; "vers votre Dieu", parce que vous monterez. Je suis homme, moi aussi, il est donc Dieu pour moi; vous êtes délivrés de l'erreur, il est donc Dieu pour vous. Ainsi, Père et Dieu, il l'est pour moi d'une façon différente, car celui qu'il a engendré comme Dieu avant tous les siècles, il l'a avec moi fait homme à la fin des siècles.
"Marie Madeleine alla annoncer aux disciples qu'elle avait vu le Seigneur et qu'il lui avait dit ces choses." Voici que la faute du genre humain est détruite en la source même d'où elle était sortie. Puisqu'au paradis, c'est une femme qui a versé à l'homme [le poison de] la mort, c'est une femme aussi qui, venant du tombeau, annonce la vie aux hommes. Et celle qui rapporte les paroles de celui qui la vivifie est celle qui avait rapporté les paroles mortifères du serpent. Le Seigneur semble ainsi vouloir user non du langage des mots, mais de celui des faits, pour dire au genre humain : "De la main qui vous a tendu le breuvage de mort, oui, de cette même main, recevez la coupe de la vie."
7. Nous avons commenté brièvement le texte de cet évangile; maintenant, avec l'aide du même Seigneur dont nous parlons, considérons la gloire de sa Résurrection et la tendresse de son amour paternel. Il a voulu se relever de la mort en toute hâte, pour que notre âme ne demeure pas longtemps dans la mort de l'incroyance. Aussi le psalmiste dit-il fort justement : "Au torrent, il s'abreuve en chemin; c'est pourquoi il redresse la tête." (Ps 110,7). Dans le genre humain, depuis le commencement même du monde, s'était répandu un torrent de mort; mais à ce torrent, le Seigneur s'est abreuvé en chemin, parce qu'il n'a goûté la mort qu'en passant. Il a également redressé la tête, car ce qu'en mourant, il avait déposé dans le tombeau, en ressuscitant, il l'a élevé au-dessus des anges. Et là même où il permit que les mains de ses persécuteurs exercent un moment leur fureur contre lui, il a frappé l'antique ennemi pour l'éternité. C'est ce que le Seigneur indique clairement au bienheureux Job : "Et Léviathan, le pêcheras-tu à l'hameçon ?" (Jb 40,25)
8. Léviathan, dont le nom signifie "Ajout-à-eux", désigne ce monstre marin qui dévore le genre humain : celui qui, en promettant à l'homme de lui "ajouter" la divinité, le dépouilla de son immortalité. C'est lui également qui a suggéré la faute de trahison au premier homme, et qui, en y engageant ceux qui le suivent par une détestable persuasion, accumule sur eux peine sur peine.
Sur un hameçon, on montre l'appât, mais on cache l'aiguillon. Le Père tout-puissant a ainsi attrapé Léviathan à l'hameçon en envoyant à la mort son Fils unique incarné, en lequel se joignaient la chair accessible à la souffrance, qu'on pouvait voir, et la divinité inaccessible à la souffrance, qu'on ne pouvait pas voir. Et quand, par les persécuteurs du Seigneur interposés, le Serpent mordit à l'appât du corps dans le Christ, l'aiguillon de la divinité le transperça. Au début, le monstre avait bien reconnu à ses miracles que Jésus était Dieu, mais de voir ce Dieu ainsi passible le fit douter de ce qu'il avait d'abord reconnu. Comme un hameçon qui attire un animal vorace par un morceau de chair apparent, puis s'accroche au gosier de qui l'a avalé, la divinité s'est cachée au temps de la Passion pour porter un coup mortel. Le monstre s'est laissé prendre à l'hameçon de l'Incarnation : appâté par le corps, il fut transpercé par l'aiguillon de la divinité. Là se tenait l'humanité pour attirer à elle l'animal vorace; là se trouvait la divinité pour le transpercer. Là se voyait la faiblesse pour attirer [le ravisseur]; là se cachait la force qui lui ferrerait le gosier. Il fut donc attrapé à l'hameçon, puisque c'est en mordant qu'il périt. Il perdit les mortels, qui lui appartenaient en droit, pour avoir osé exiger la mort d'un immortel, sur qui il n'avait aucun droit.
9. Si cette Marie dont nous parlons est vivante, c'est parce que le Seigneur, qui ne devait rien à la mort, a accepté de mourir pour le genre humain. Et nous-mêmes, qui nous donne de revenir chaque jour à la vie après nos péchés, sinon le Créateur sans péché, qui descendit pour subir notre châtiment ? Oui, l'antique ennemi a désormais lâché le butin qu'il avait pris sur le genre humain. Il a perdu [le fruit de] sa victoire obtenue par la ruse. Chaque jour, des pécheurs reviennent à la vie; chaque jour, ils sont arrachés de sa gueule par la main du Rédempteur. Aussi est-ce à juste titre que la voix du Seigneur demande encore au bienheureux Job : "Lui perforeras-tu la mâchoire avec un anneau ?" (Jb 40, 26). Un anneau encercle et resserre ce sur quoi on le referme. Que désigne donc cet anneau, sinon la divine miséricorde qui nous enveloppe ? Celle-ci perfore la mâchoire de Léviathan lorsqu'elle continue de nous montrer le remède de la pénitence après nous avoir vus commettre ce qu'elle défend. Le Seigneur perfore d'un anneau la mâchoire de Léviathan : dans l'ineffable puissance de sa miséricorde, il s'oppose à la méchanceté de l'antique ennemi en le contraignant parfois à relâcher même ceux qu'il tenait déjà. Quand ceux qui ont péché reviennent à l'innocence, c'est comme s'ils tombaient de la gueule du monstre. Et si cette gueule n'était pas transpercée, qui, parmi ceux qu'il a une fois engloutis, en réchapperait ? Ne tenait-il pas Pierre dans sa gueule, lorsque celui-ci renia [son Maître] ? Ne tenait-il pas David dans sa gueule, lorsque celui-ci se plongea dans un tel abîme de luxure ? Mais quand ils revinrent tous deux à la vie par la pénitence, c'est un peu comme si Léviathan les avait relâchés par le trou de sa mâchoire. Pierre et David ont échappé à sa gueule par le trou de sa mâchoire, lorsqu'après avoir fait tant de mal, ils sont revenus au bien en faisant pénitence.
Quel homme peut échapper à la gueule de Léviathan, en ne commettant aucune faute ? C'est bien là que nous reconnaissons tout ce que nous devons au Rédempteur du genre humain ! Il ne nous a pas seulement interdit de nous jeter dans la gueule de Léviathan, mais il nous a encore permis d'en ressortir. Il n'a pas enlevé l'espérance au pécheur, car il a troué la mâchoire du monstre pour y laisser une voie d'évasion : ainsi, l'imprudent qui n'a pas voulu prendre par avance les précautions lui évitant d'être mordu, peut du moins s'échapper après la morsure. La médecine céleste vient donc partout à notre secours : elle donne à l'homme des préceptes pour qu'il ne pèche pas, et s'il a péché quand même, elle lui donne des remèdes pour qu'il ne désespère pas. Craignons donc par-dessus tout de nous laisser prendre dans la gueule de ce Léviathan par l'attrait du péché; et cependant, si nous y sommes pris, ne désespérons pas : si nous pleurons bien tous nos péchés, nous trouverons encore dans sa mâchoire une ouverture par où nous évader.
10. Marie, celle dont nous parlons, peut ici comparaître en témoin de la miséricorde divine, elle à propos de qui le pharisien, voulant empêcher le jaillissement de la Bonté, disait : "Si cet homme était prophète, il saurait bien qui et de quelle espèce est cette femme qui le touche, et que c'est une pécheresse." (Lc 7, 39). Mais elle lava de ses larmes les souillures de son cÏur et de son corps, et elle toucha les pieds de son Rédempteur, en abandonnant ses voies perverses. Elle était assise aux pieds de Jésus, et elle écoutait la parole de sa bouche. Elle s'était attachée à Jésus vivant; mort, elle le cherchait : elle trouva vivant celui qu'elle cherchait mort. Et la grâce lui fit occuper une telle place près de lui que c'est elle qui porta son message aux apôtres, ses messagers en titre.
Que devons-nous donc voir en cela, mes frères, que devons-nous voir, sinon l'immense miséricorde de notre Créateur, qui nous donne en exemple de pénitence ceux qu'il a fait revivre par la pénitence après leur chute ? Je jette les yeux sur Pierre, je considère le larron, j'examine Zachée, je regarde Marie, et je ne vois partout qu'exemples d'espérance et de pénitence exposés à nos yeux. Regarde Pierre, toi dont la foi, peut-être, a défailli : il pleura amèrement sur la lâcheté de son reniement. Regarde le larron, toi qui as brûlé de méchanceté et de cruauté contre ton prochain : sur le point de mourir, il se repentit pourtant et parvint aux récompenses de la vie. Regarde Zachée, toi qui, dévoré d'une ardente avarice, as dépouillé autrui : il rendit le quadruple à ceux qu'il avait pu voler. Regarde Marie, toi qui, consumé par le feu d'un désir mauvais, as perdu la pureté de la chair : elle a brûlé en elle l'amour charnel par le feu de l'amour divin.
C'est ainsi que le Dieu tout-puissant nous met partout devant les yeux des modèles à imiter, que partout il nous propose des exemples de sa miséricorde. Prenons donc en horreur les mauvaises actions, même celles que nous avons commises. Le Dieu tout-puissant oublie volontiers que nous avons été coupables; il est prêt à compter notre pénitence pour de l'innocence. Si nous nous sommes souillés après les eaux salutaires [du baptême], renaissons par les larmes. Et selon la parole du premier Pasteur, "comme des petits enfants venant de naître, désirez ardemment le lait" (1 P 2, 2). Revenez, petits enfants, au sein de votre Mère, la Sagesse éternelle; sucez les généreuses mamelles de la tendresse de Dieu; pleurez vos fautes passées, évitez celles qui vous menacent. Notre Rédempteur consolera vos larmes d'un jour par une joie éternelle, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec Dieu le Père dans l'unité du saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.